Billets qui ont 'Benjamin, Walter' comme auteur.

Légèreté

Je commence Manifeste incertain 3. La première partie est un peu faible, avec des accents de science-fiction, le début de la seconde m'enchante:
L'année 1939 débute avec une apparente légèreté. Ainsi, le 10 janvier, Gretel Adorno lui écrit-elle [à Walter Benjamin] de New York: «Pourrais-tu, s'il te plaît, m'envoyer une bonne recette de mousse au chocolat?»

Frédéric Pajak, Manifeste incertain 3, p.34

La lettre de Walter Benjamin à Carl Schmitt

La théologie politique de Paul est la transcription d'un colloque intervenu en février 1987. C'est la traduction critique (dans le sens où elle opère quelques modifications et corrige des erreurs) de la transcription allemande parue chez Fink. Elle y ajoute les références bibliographiques des textes parus en français et des annexes.

La première annexe est intitulée "L'histoire de la relation Jacob Taubes-Carl Schmitt". Elle commence par ces mots: «Je [Jacob Taubes] voudrais faire une remarque préliminaire», mais je ne comprends pas préliminaire à quoi: cette remarque (p.143) est-elle intervenue avant l'introduction (p.17) — et dans ce cas pourquoi cela n'a-t-il pas été mise au début du livre — ou en cours de colloque — mais dans ce cas pourquoi n'a-t-elle pas été placée au fil du texte, ou au moins appelée en note de bas de page au cours du texte?

Quoi qu'il en soit, je copie un extrait du début, qui cite la lettre de Benjamin à Schmitt, une «mine faisant tout bonnement exploser nos représentations de l'histoire intellectuelle dans la période de Weimar» (sans compter le plaisir de voir Adorno appelé "Teddy"):
Mais le problème est plus fondamental. La division en «gauche» et «droite», qui est mortelle depuis 1933, mortelle pour la gauche […1], lorsque, après la guerre, la guerre civile s'est poursuivie sur le plan intellectuel (en tout cas, je viens d'une ville2 où la première question est toujours: est-il de gauche ou de droite? Je ne cacherai pas que j'ai du mal à m'y faire). […]

On voit très bien que ce schéma gauche-droite ne tient pas la route, et en effet, l'ancienne Ecole de Francfort était en rapport étroit avec Schmitt, si nous considérons non pas seulement les chefs officiels de l'Ecole, à savoir M. Horkheimer et le «musicien» Adorno, mais également Walter Benjamin, un esprit plus profond qui, en décembre 1930, écrit encore une lettre à Carl Schmitt et lui envoie son livre sur le Drame baroque accompagné de la remarque suivante: «Vous remarquerez très vite combien ce livre vous doit dans sa présentation de la doctrine de la souveraineté au XVIIe. Permettez-moi de vous dire, en outre, que grâce à vos méthodes de recherche en philosophie de l'Etat j'ai trouvé, dans vos œuvres ultérieures, particulièrement La Dictature, une confirmation de mes méthodes de recherche en philosophie de l'art.» Quand j'ai eu cette lettre en main, j'ai appelé Adorno et je lui ai demandé: «Il y a deux volumes de correspondance de Benjamin. Pourquoi cette lettre n'a-t-elle pas été publiée?» Sa réponse a été que cette lettre n'existait pas. J'ai alors répliqué: «Teddy, je reconnais les caractères d'imprimerie, je connais la machine avec laquelle Benjamin écrivait, ne me racontez pas d'histoires, j'ai le texte en main.» Adorno a alors dit que cela n'était pas possible. C'est une réponse typiquement allemande3. J'en ai alors fait une copie et la lui ai envoyée à Francfort. Un archiviste, M. Tiedemann, s'y trouvait encore. Et Adorno m'a rappelé en disant: «Oui, cette lettre existe bien. Mais elle a été perdue.» J'en suis resté là!

Jacob Taubes, La théologie politique de Paul, Seuil 1999, annexe 1 p.143-144





1 Un passage n'a pas pu être enregistré.
2 Rappelons que Taubes arrive de Berlin, où il enseigne. [N.d.T.]
3 Allusion sans doute à ce vers célèbre du poème de Christian Morgenstern: «Weil nicht sein kann, was dicht sein darf» (car ce qui ne doit pas être ne peut pas être). [N.d.T.]

Carl Schmitt et Walter Benjamin, une embarrassante reconnaissance réciproque

À l'origine du dialogue entre les deux philosophes se situe la fameuse lettre de Benjamin envoyée au penseur conservateur, que Taubes qualifia un jour de «mine faisant tout bonnement exploser nos représentations de l'histoire intellectuelle dans la période de Weimar1». Ce courrier daté de décembre 1930 n'est pas repris dans la Correspondance de l'esthéticien que Gershom Scholem et Theodor Adorno publièrent en deux volumes courant 1966; une telle lettre aurait brisé, ou à tout le moins altéré, l'image de l'auteur allemand que ses anciens amis cherchaient à diffuser 2. Pour preuve, Walter Benjamin y reconnaît expressément sa dette envers la présentations schmittienne «de la théorie de la souveraineté au XVIIe siècle […] [et les] modes de recherche3» développés dans La Dictature. Semblables éloges ne laissèrent pas Schmitt insensible, qui, pour la peine, mentionna cette lettre dans Hamlet ou Hécube4, ouvrage dans lequel il souligne, d'autre part, la grande valeur du travail de son collègue5. On constate, au final, que les deux hommes partageaient, sinon une admiration l'un pour l'autre, du moins un respect durable et réciproque. Le juriste prétendra d'ailleurs que tous deux «entretenaient des contacts quotidiens [we were in daily contact]6» L'intérêt de Benjamin pour Schmitt — cet incident particulièrement irritant de l'époque de Weimar — dépassera les simples aveux laconiques contenus dans les quelques lignes de ce courrier (et relayés dans Hamlet et Hécube), puis qu'il ira jusqu'à nourrir un véritable débat intellectuel sur les notions de souveraineté et d'état d'exception.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionime, p.108-109
Les pages qui suivent me rappellent ma première dissertation de philo en hypokhâgne, dont le sujet était à peu près : "Pour philosopher, faut-il lire les philosophes?"
Leo Stauss et Carl Schmitt lisent chacun Hobbes, Strauss lit Schmitt lisant Hobbes, Schmitt lit Strauss le lisant à propos de Hobbes, Benjamin lit Schmitt, Schmitt lit Strauss lisant Spinoza lisant Hobbes…



Notes
1 : J. Taubes, En divergent accord. À propos de Carl Schmitt, p.51
2 : voir Samuel Weber, «Taking exception to decision: Walter benjamin and Carl Schmitt», Diacritics — A review of contemporary criticism, vol.22, °3-4, automne-hiver 1992, p.5-6
3 : Walter Benjamin cité par J. Taubes, En divergent accord. À propos de Carl Schmitt, p.52
4 : «Walter Benjamin se réfère dans son livre […] à ma définition de la souveraineté; il m'a exprimé sa reconnaissance dans une lettre personnelle en 1930» (C. Schmitt, Hamlet ou Hécube, p.103)
5 : Carl Schmitt cite Ursprung des deutschen Trauerspiels (1928) comme l'un des «trois livres qui […] [lui apportèrent] des informations précieuses et des éléments d'interprétations essentiels» en ce qui concerne la question de l'origine de l'action tragique (Hamlet ou Hécube, p.9)
6 : Carl Schmitt cité par H.Bredekamp, «From Walter Benjamin to Carl Schmitt, via Thomas Hobbes», p.261 (traduction personnelle. La citation est extraite d'une lettre datée du 11 mai 1973 adressée à l'attention de Hansjörg Viesel.

séminaire n° 10 : Jacques Rancière, l'indicible comme preuve du témoignage

Avertissement: le titre est de moi.

C'est amusant, il est dit que décidément nous ne serons jamais d'accord, sejan et moi: je trouve intéressant ce qu'il trouve fouillis. Rancière m'a paru construire une démonstration facile à suivre et intéressante, convaincante. La seule chose que je lui reprocherais à la rigueur, c'est d'avoir redoublé des choses que nous avions déjà vues, mais dans un sens, c'est rassurant: il serait ennuyant que les intervenant se contredissent sur le fond.

Antoine Compagnon a découvert Jacques Rancière en 1966 ou 1967 en lisant Lire le Capital, une lecture typique de l'époque.
Jacques Rancière est un philosophe qui s'intéresse de plus en plus à la littérature, et en particulier à Mallarmé. Il a publié La Chair des mots en 1998, La parole muette en 1997, Politique de la littérature...

Il aurait dû intervenir l'année dernière, le sujet de cette année lui convient moins, mais Antoine Compagnon tenait à ce qu'il vienne.

Comment se constitue les rapports entre le témoins et la vérité?

Jacques Rancière va s'appuyer sur l'avertissement des éditeur au livre de Filip Müller, Trois ans dans une chambre à gaz d'Auschwitz. Les éditeurs ont pris la peine de préciser qu'il s'agissait d'une forme brute, sans manipulation esthétique: Filip Müller n'est pas un écrivain. Cette dernière phrase est d'une rhétorique convenue. Se pose alors la question: pourquoi cet avertissement? Etait-ce nécessaire?

Qu'est-ce qu'un document brut? C'est un document qui ne cache pas sont processus de production, ce qui n'a rien à voir avec son rapport à la vérité.
Donc pourquoi cet avertissement?
Il s'agit d'insister sur le lien entre la parole et ce qui a eu lieu. Normalement, ce lien est d'autant plus fort que les deux règles de proximité (peu de temps entre le témoignage et les faits) et de nécessité (besoin impérieux de raconter, ou obligation) sont respectées.
Or ce n'est pas le cas ici: trente ans se sont écoulés entre les faits et le récit de Filip Müller, et il a décidé de se souvenir, sans nécessité impérieuse.

S'il faut insister sur le lien entre la parole et ce qui a eu lieu, c'est que le témoignage ici ne porte pas sur des faits mais rend compte d'un processus (Verschnitung): quel type de vérité un ensemble de mots entretient-il avec un ensemble de faits?

De quoi témoigne le témoin?

Selon Aristote, il existe trois sortes de témoins:
- les anciens témoins qui éclairent le passé (les sages, les auteurs);
- les témoins récents qui sont soit des hommes notables qui ont fait de grandes choses, soit ceux qui ont part à l'affaire jugée.
Ces derniers sont pour nous les plus vrais, les plus dignes de foi, mais pour Aristote, ce sont les plus douteux. Car 1/ ils peuvent être achetés 2/ils disent si le fait a eu lieu mais ne portent pas de jugement sur la valeur morale des faits.

Pour Aristote, les anciens témoins sont les vrais témoins :
- ils permettent de juger les faits;
- ils assurent la transmission. Qui a autorité pour qualifier les faits a qualité pour les transmettre.

Les témoins sont ceux qui racontent l'histoire des hauts faits et les leçons qu'on peut en tirer. (cf. l'introduction aux Chroniques de Froissart).

Cette idée est maintenant refusée mais elle est utile car elle sert de repère.
Pour Walter Benjamin, c'est le narrateur qui est celui qui transmet. Il a l'art de raconter et l'art de conseiller.
Nous sommes en rupture avec cette vision. Les témoins de 14-18 ont été incapables de raconter (oralement) car aucune tradition ne leur permettait de raconter des faits entièrement nouveaux. Le roman a introduit à ce moment-là une rupture. Le lecteur n'est plus face à un témoin qui raconte, il est seul face au roman. C'est une rupture et une nouveauté.

Exemple de l'appendice à L'Evangile de Jean, qui n'est pas donné pour apocryphe et paraît dans certaines versions de la Bible. C'est le récit d'un nouveau miracle qui apparaît tout à la fin: Jésus apparaît aux disciples, leur dit de jeter le filet à droite, ils prennent du poisson, ils le cuisent, on en a le nombre, cent cinquante trois, etc.etc.
Ici, le témoignage est ancré dans le concret: l'heure, les poissons.
De même, Erich Auerbach fait remarquer à propos du reniement de Pierre la précision des éléments du vécu (l'auberge, le feu, etc): la hiérarchie entre la grande histoire et les petits faits s'effacent. le Nouveau Testament, c'est l'irruption de l'homme simple dans les récits qui s'ancrent dans les petits faits.
(On se souvient de Diderot dans L'art du bon conteur: importance des petits détails qui font dire «cela est vrai, on n'invente pas ces choses-là.»)

Mais il manque une chose: que les faits soient jugés. La dernière scène de l'évangile de Jean s'inscrit dans un pli où l'Ecriture vérifie les paroles par les faits et inversement. Ce dernier texte s'éclaire par les textes précédents.
=> Le texte est vérifié par les corps, les actes sont vérifiés par les textes.
Le texte dit que celui qui a écrit ce texte était désigné pour écrire ce texte. (autorité).

Comment trouver des gens qui ne peuvent pas mentir?

Il faut que le témoin ne sache pas parler. Il doit porter l'histoire dans son corps. La littérature (mise en forme d'un récit) est révoquée. C'est l'apparition des témoins muets, avec Balzac, Hugo, etc : les paysages, les fissures dans les murs, les meubles, etc.
La vérité est archéologique: apparition de la ruine comme témoin (cf Cuvier dans La peau de chagrin).

Cependant, ces témoins-là n'apportent plus aucune leçon, mais juste une couleur du temps. Leur témoignage est impropre à toute transmission car il témoigne d'un événement, or l'événement est ce qui arrête le temps. Pas de grande fresque. L'événement ne permet pas de rendre compte d'un processus.

Claude Lanzmann a renversé la question en postulant à l'inverse que seule la parole émise longtemps après les faits peut témoigner (témoin différé). D'autre part il a utilisé l'image. L'image témoigne d'une continuité et non d'une rupture.
Jacques Rancière prend alors l'exemple d'un témoignage dans Shoah de Lanzmann. Il fait projetter les minutes de récit d'Abraham Bomba, coiffeur en Israël au début des années 80. Bomba raconte les coupes de cheveux avant la chambre à gaz, il raconte avoir vu arriver des gens qu'il connaissait, des gens de sa famille. Il se tait, submergé par les souvenirs.
Jacques Rancière commente: ce qui fait le témoignage, c'est le moment où Abraham Bomba se tait. Lanzmann montre ce qui le rend muet. C'est l'indicible qui atteste du témoignage.

Retour à Filip Müller. Lanzmann qui a également rédigé une introduction au livre nous dit que Müller, après s'être longtemps tu, a décidé de reprendre la parole. Il a accepté de tout revivre. Il a vécu tant de violence que toute distance est abolie: il s'agit toujours de présent pur, au-delà du souvenir.
D'un point de vue de poétique générale, le témoin, c'est le non-écrivain qui a surmonté les limites du désespoir.
On peut établir un parallèle avec Proust qui va accueillir le non-littéraire dans son livre: accueillir les choses muettes pour montrer l'expérience pure. Il s'agit d'une poétique de l'écriture de l'incommensurable.
La mention «ce n'est pas de la littérature » est placardée au début du livre de Filip Müller. Finalement si, il s'agit bien d'une littérature: celle du choc sur un pavé ou du bruit d'une fourchette.
D'ailleurs le dispositif autour d'Abraham Bomba a la même fonction: il est interviewé dans son salon de coiffure. Le film joue sur le bruit des ciseaux, qui organisent la réminiscence.

Il s'agit d'une poétique des éléments hétérogènes (contre celle du cliché). Or les éléments ne peuvent se porter témoignage à eux-mêmes: à partir d'eux, il est impossible de savoir si l'on est dans du document ou de la fiction. Il faut toujours un supplément pour qualifier, pour départager, pour signifier qu'on est dans une œuvre d'art et non dans un documentaire sur les salons de coiffure, ou à l'inverse qu'on a à faire à un témoignage et non à de la littérature.


commentaire personnel

Le paradoxe serait donc le suivant: le meilleur témoin est le témoin ou le témoignage muet, celui qui se présente comme objet à notre regard ou notre étude, celui qui n'interprète pas mais donne à voir ou ressentir.
Cependant, parce qu'il est ainsi objet, parce qu'il ne "dit" rien, rien ne permet d'identifier son statut de témoignage, il peut être tout aussi bien document qu'élément de fiction.
Dès lors, il doit être entouré de paroles de présentation qui permettent au lecteur de le situer.
Ce sont donc les paroles du présentateur qui se portent garantes du témoignage.

Cela ne fait que déplacer le problème: au nom de quoi faire confiance au présentateur?
Etrangement (ou pas si étrangement) nous nous retrouvons dans la position d'Aristote: le bon présentateur sera un homme connu par ailleurs (Claude Lanzmann), ou garant du fait de sa profession ou de son expertise (l'éditeur). Ce présentateur portera un jugement sur l'œuvre qu'il présente pour nous indiquer le regard qu'il convient de porter sur le témoignage que nous allons lire. Si le lecteur se retrouve seul face au livre, selon Benjamin, le "présentateur" investit la place désertée de médiateur.

L'imparfait du subjonctif (et le passé simple)

2 heures et demie. Encore une journée bien commencée qui capote sur ma faiblesse : à dix heures je me préparais à répondre enfin à la lettre d'un lecteur des Manières du temps. Il me parlait de certains passages que j’ai voulu relire avec son œil. J’ai donc pris le livre, et m’y suis abîmé deux heures. Comme ce lecteur-là était extrêmement bienveillant et que j’ai toujours tendance à me rallier aux opinions, bonnes ou mauvaises, qu’on m’exprime, j’ai trouvé qu’en effet certaines pages n’étaient pas trop mauvaises. Il y a là trop de préciosité, sans doute, et l’auteur se sort mal de l’exaspérante question du subjonctif imparfait : il y est attaché en principe, et aux règles en général ; mais l’application stricte de celle-ci a quelque chose d’affecté (c’est du moins mon avis).

Renaud Camus, Journal romain, extrait de l'entrée du 14 février 1986

A m'essayer aux joies du subjonctif imparfait depuis deux ans, j'ai fait quelques constatations. Tout d'abord, il devient assez rapidement naturel, et il faut faire attention à ne pas le suremployer: la concordance des temps dépend du sens et ne doit pas être appliquée mécaniquement. D'autre part, l'esthétique du subjonctif imparfait dépend du groupe auquel appartient le verbe: assez laid pour les verbes du premier groupe, sans intérêt car quasi invisible pour les verbes du deuxième groupe , le subjonctif imparfait révèle des trésors utilisé pour les verbes du troisième groupe. C'est souvent plus joli à l'oreille et à l'âme que le subjonctif présent.

En écoutant le révérend Dusseroy mercredi dernier, je pris conscience que le passé simple était sans doute autant en danger, voir plus, que le subjonctif imparfait. Il est peut-être davantage en danger car prendre l'habitude d'utiliser le passé simple à l'oral à la place du passé composé est très difficile.

Voici un extrait que j'aime beaucoup de la leçon inaugurale d'Harald Weinrich au Collège de France le 29 janvier 1993, extrait fort en suspense et que l'accent de Weinrich rend absolument charmant:

[...] Le passé simple ne doit être employé que pour des événements éloignés dans le temps de plus d'une journée. Si en revanche ils sont d'un temps plus récent, le passé composé en prend la place. Exemple: il partit hier. Il est parti aujourd'hui.
[...] Madame de Sévigné se conforme méticuleusement à cette règle. Ainsi par exemple l'adverbe hier est un déclencheur presque automatique du passé simple: "Je fus hier à un service de M. le chancelier à l'oratoire." Inversement, l'adverbe aujourd'hui déclenche presque infailliblement le passé composé : "Aujourd'hui 17 novembre 1664 Monsieur Fouquet a été pour la seconde fois sur la sellette."
[...] La mort du duc de La Rochefoucauld nous permettra d'être plus précis encore. En fait, nous apprenons par une lettre de Mme de Sévigné qu'il est mort exactement à minuit entre le 16 et le 17 mars 1680. Mme de Sévigné, qui communique cet événement d'ailleurs très douloureux pour elle dans une lettre du 17 mars, se trouve alors devant un choix assez difficile du temps verbal adéquat: mourut-il à 24 heures du 16 mars ou est-il mort à 0 heure le 17 mars? Elle se décide à mettre le passé composé. [...]

(Dans la suite de son exposé, H. Weinrich expose toutefois ses doutes quant à l'opportunité d'utiliser les règles de l'âge classique pour parler et écrire aujourd'hui.)


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Rodolphe m'a répondu :

Chère Valérie, ce qui rend peut-être difficile l'emploi du subjonctif imparfait, ce n'est pas tant les sonorités prétenduement cocasses ou desagréables qu'une réputation désastreuse. Ainsi, "chantassions" vous dérange. Vous devrez donc vous passer de "fascination", d' "addition", etc. (Je reprends ici la démonstration de Gide.)

"Le passé simple ne doit être employé que pour des événements éloignés dans le temps de plus d'une journée. Si en revanche ils sont d'un temps plus récent, le passé composé en prend la place. Exemple: il partit hier. Il est parti aujourd'hui".

Cette règle est trop rudimentaire, ou même simpliste. Pour bien comprendre la valeur des temps verbaux, il faut garder à l'esprit qu'une forme verbale exprime à la fois le temps chronologique et un "aspect" de l'action. Comme le passé simple, le passé composé situe l'action, ou un état, sur la partie gauche de l'axe chronologique. Mais par le jeu de l'auxiliaire, le passé composé précise que les conséquences de l'action se font sentir jusque dans le présent. Bien sûr, plus l'action est lointaine, plus ses conséquences risquent de s'estomper. Dans ces conditions, la règle de Weinrich est validée.


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ma réponse

Comme vous y allez... Il n'en faudrait guère plus pour que je m'émusse de vos insinuations. Je n'ai pas parlé de la première personne du pluriel, j'emploie davantage la première du singulier, la deuxième du pluriel et les troisièmes personnes. Ce qui me dérange dans les verbes du premier groupe, c'est le "a" de l'affixe. Le troisième groupe propose des affixes en i et en u que je trouve plus jolis, plus discrets (comparez que vous brouillassiez et que vous bouillissiez, que je peignasse et que je peignisse). Je préfère les verbes qui condensent leur radical au passé simple (radical sur lequel se forme le subjonctif imparfait )(venir, prendre, mettre, etc), il y a également des considérations de longueur du mot. Il s'agit selon les moments d'employer discrètement le subjonctif imparfait parce qu'il doit s'employer, ou de le mettre en relief dans une volonté rieuse ou batailleuse ou par esbrouffe. (Le subjonctif imparfait n'est plus obligatoire depuis 1905, je crois).

"Le passé simple ne doit être employé que pour des événements éloignés dans le temps de plus d'une journée. Si en revanche ils sont d'un temps plus récent, le passé composé en prend la place. Exemple: il partit hier. Il est parti aujourd'hui".

Cette règle est trop rudimentaire, ou même simpliste.

'' Vous êtes plus affirmatif qu'Harald Weinrich. Cette règle est citée par Friedrich Diez dans la Grammaire des langues romanes''. On en trouve l'origine chez Henri Estienne au XVIe, certains grammairiens du XVIIe la diffusent tandis que d'autres contestent un usage mécanique, purement chronologique, des temps.

Dans sa leçon inaugurale, Weindrich rappelle la structure dissymétrique des temps, quatre temps pour le passé en grec, trois en latin, à nouveau quatre dans les langues romanes. La multiplicité des temps pour évoquer le passé serait dû à la valeur narrative de la langue. Il note l'effacement progressif du passé simple à partir du XIXe dans toutes les langues romanes, qu'il lie, en citant un essai de Walter Benjamin, Le Narrateur, à la prépondérance accordée progressivement à l'information (le journaliste) contre l'expérience (le sage). Il remarque d'ailleurs que le passé simple recule moins en Italie du Sud, moins industrialisée, qu'en Italie du Nord. Il note d'autre part que si le passé composé tend à remplacer le passé simple dans les récits oraux de tous les jours, c'est plutôt le présent qui est utilisé dans les récits oraux plus formels.

Enfin, Weindrich souligne que l'usage du passé simple par Madame de Sévigné reste une caractéristique du style de Madame de Sévigné, et que ce style est également la marque d'une mentalité. Il paraît déconseiller l'application systématique de cette règle aujourd'hui.

Tout cela reste une question de choix.


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réponse de Henri

Mais si le journaliste occupe le devant de la scène en tant qu'informateur, ne serait-il pas plus logique que "son" temps soit le passé simple, propre au récit des événements? Et le "temps du sage", est-ce que ce ne serait pas plutôt le présent de vérité générale, ou le passé composé actualisant le passé dans le présent? La remarque de W. Benjamin me surprend. En tous cas, l'effacement du passé simple semble coïncider avec une certaine modernité, avec "l'heure Adler", comme dit Renaud Camus dans son Journal. L'heure Adler, c'est l'heure du présent perpétuel de l'énonciation...


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ma réponse

Oups. Benjamin ne parle pas du passé simple, ce n'est pas sa préoccupation, c'est Weindrich qui s'appuie sur les observations de Benjamin pour étayer ses hypothèses. Je ne possède qu'une cassette, ce qui m'oblige à des transcriptions extrêmement fastidieuses, j'ai donc choisi de résumer. Or les citations de Benjamin par Weindrich et les hypothèses de Weindrich à partir de Benjamin s'entremêlent étroitement.

Benjamin prédit la fin de la narration avec l'avènement de l'information : "l'art de narrer touche à sa fin". Il s'agit de la narration orale, celle qui consiste à transmettre son expérience. C'est Weinrich (et non Benjamin) qui, reprenant cette hypothèse de Benjamin à son compte, y lit une explication possible de la disparition du passé simple, le passé simple étant à son avis le temps narratif par excellence, celui qui dépeint l'action (premier plan) sur l'arrière-plan de l'imparfait.

Pour ma part, je ferais un autre détour que Weinrich, mais j'arriverais aux mêmes conclusions. Le passé simple me semble-t-il est un temps de la surprise, de l'action, de l'enthousiasme, de la nervosité. Je lierais sa disparition au "désenchantement du monde" (ce qui revient à remplacer Benjamin par Max Weber), le passé composé étant un temps plus détaché et plus blasé. Il me semble que le passé simple implique davantage le narrateur dans l'action qu'il décrit tandis que le sujet de la phrase est davantage dans l'action. (Ils défilèrent devant le cercueil papal. Ils ont défilé devant le cercueil papal. Nous connûmes. Nous avons connu.) Il y aurait une façon simple de vérifier cette hypothèse: si elle est vraie, L'Equipe, dernier journal enthousiaste et angoissé, devrait utiliser nettement plus de passé simple que la moyenne. Il faudrait demander une étude à Anton ou Finkielkraut.

(Avez-vous noté les passés simples amusants d' Outrepas, avec leurs erreurs d'affixe?)


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réponse de Rodolphe

Le Bétis commença par péter les plombs. [...] Le très vétuste stade Manuel Ruiz de Lopéra fut en effet plongé dans le noir [...]. Ses joueurs réussirent pourtant dix bonnes première minutes [...]. Monaco vit ainsi Maicon [...]. Sorlin trouva ensuite Chevanton, qui remit judicieusement [...]. Ce début encourageant mais inefficace piqua le Betis au vif, et les Andalous se mirent à développer des mouvements plus dangereux.
L'Equipe, le 10 août 2005

La suite de l'article est essentiellement rédigée au passé simple. Pour les comptes rendus d'événements, je confirme que L'Équipe fait un sort au passé simple.

"Je lierais sa disparition au "désenchantement du monde"." Cette remarque me semble un peu naïve.

" Il me semble que le passé simple implique davantage le narrateur dans l'action qu'il décrit tandis que le sujet de la phrase est davantage dans l'action." D'un point de vue purement linguistique, c'est faux. Le passe simple présente, comme il l'indique assez bien, une action située sur la partie avant de l'axe chronologique, mais de façon distanciée, froide, objective. C'est encore la notion d'aspect qui est ici déterminante. Si vous employez le passé composé, vous présentez la même action, cette fois dans sa relation avec le présent. Avec le passé simple, le "procès", comme disent les savants, s'étale nûment, si j'ose dire, en dehors de tout contexte (Est-ce clair?). Cependant, et là vous avez raison, quoique confusément, employer le passé simple aujourd'hui, c'est prendre un ton épique, raconter avec fougue et passion un fait, important ou banal.

"Le sujet de la phrase est davantage dans l'action." Rien dans la langue, je crois, ne peut étayer ce sentiment.


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ma réponse

Merci d’avoir pris la peine de valider (à son petit niveau) mon hypothèse. Il est d’ailleurs paradoxal que vous parveniez d’un même mouvement à la valider et à la mettre en doute… (Suprême bathmologie ?)

Cela vous paraîtra sans doute étrange, mais je n’échangerais pas ma naïveté contre votre assurance. Elle est sans doute l’un de mes biens les plus précieux, la source justement d’un enchantement du monde. Lorsque vous dites « D'un point de vue purement linguistique, c'est faux » ou « Rien dans la langue, je crois, ne peut étayer ce sentiment. », vous indiquez précisément la source de notre divergence (si cela doit s’appeler divergence). Je ne m’appuie pas spécialement sur la linguistique, mais effectivement sur le sentiment, ou plus exactement sur le ressenti (et là, comme vous brandîtes Gide, je pourrais exhiber Proust). Le ressenti est pour moi la grande affaire. Vous êtes-vous amusé, vous amûsâtes-vous, vous amusez-vous, à transposer tout un texte (très simple, une lettre personnelle fait l’affaire) de la seconde personne du singulier à la seconde du pluriel, à transformer tous les passés composés en passés simples, à utiliser strictement tous les imparfaits du subjonctif là où ils étaient (sont, auraient été) nécessaires, jouâtes-vous à goûter une phrase pour le (s) d’un verbe qui transformait un espoir (conditionnel) en promesse (futur) ? Essayâtes-vous de déterminer le plus précisément le moment, l’endroit de la phrase, où la sensation bascule, où le fait d’avoir changé un temps, une personne, change le sens, et essayâtes-vous de comprendre pourquoi, ce que cela touchait en vous ?

Lorsque tu disais « D'un point de vue purement linguistique, c'est faux » ou « Rien dans la langue, je crois, ne peut étayer ce sentiment. », tu indiquais précisément la source de notre divergence (si cela doit s’appeler divergence). Je ne m’appuie pas spécialement sur la linguistique, mais effectivement sur le sentiment, ou plus exactement sur le ressenti (et là, comme tu as brandi Gide, j’exhiberai Proust). Le ressenti est pour moi la grande affaire. T’es-tu amusé, t’amusas-tu, t’amuses-tu, à transposer tout un texte (très simple, une lettre personnelle fait l’affaire) de la seconde personne du singulier à la seconde du pluriel, à transformer tous les passés composés en passés simples, à utiliser strictement tous les imparfaits du subjonctif là où ils eussent été nécessaires, jouas-tu à goûter une phrase pour le (s) d’un verbe qui transforme un espoir (conditionnel) en promesse (futur) ? Essaieras-tu de déterminer le plus précisément le moment, l’endroit de la phrase, où la sensation bascule, où le fait d’avoir changé un temps, une personne, change le sens, essaieras-tu de comprendre pourquoi, ce qui est touché en toi ?

Ressentir et goûter me sont bien plus chers que la linguistique. Vous pouvez trouver cela puéril, ce n’est pas grave, je le supporterai.


«Avec le passé simple, le "procès", comme disent les savants, s'étale nûment, si j'ose dire, en dehors de tout contexte».
Il se trouve que j’ai précisément l’expérience inverse : je trouve très difficile d’utiliser un passé simple sans ajouter un contexte ou une précision.
Exemple : je découvris hier soir votre message sur le site.
Ne pensez-vous pas qu’on attend davantage, que le passé simple condamne le sujet à l'action (c'est en ce sens que je dis que le sujet est davantage dans l'action)? (et j’allai me coucher. Et je décidai de répondre le lendemain)
Ou : j’ai découvert hier soir votre message sur le site.
Sentez-vous le même besoin de précision supplémentaire ? (Laissez tomber la linguistique. Que sentez-vous ? (C’est important, c’est fondamental : un seul auteur, des milliers de lecteurs : comment savoir ce que l’on transmet, ce qui est ressenti, quel miracle de faire ressentir ce que l’on souhaitait, quel drame ou quel étonnement de faire ressentir autre chose.))


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réponse de Rodolphe

Excusez-moi, Valérie, je crois que j'ai commis une erreur! Effectivement, "le sujet est davantage dans l'action dans le passé simple": à la différence des temps composés, les temps simples présentent l'action dans leur globalité. Le passé composé, comme le plus-que-parfait d'ailleurs, insiste plutôt sur l'accomplissement, sur l'instant d'achèvement, qui peut être passé, présent ou futur.

En revanche, le narrateur s'efface quand il sélectionne le passé simple. Remarquez d'ailleurs que ce temps est l'une des caractéristiques du récit (voir Benvéniste) à la troisième personne, celui du narrateur omniscient, "hétéreodiégétique". Ici, le ressenti n'entre pour rien; les mots et les formes expriment. Le passé simple, c'est l'absence d'angle.

Vous dites éprouver le besoin de préciser le passé simple en plaçant des adverbes ici et là. Besoin légitime. Le passé simple situe quelque part dans le passé, ignorant à la fois le présent (à la différence du passé composé) et ces tranches de temps qui lui sont antérieures (que le plus-que-parfait ou le passé antérieur sauront décrire). Il lui faut donc de petits adverbes ou de longues descriptions.

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